Denfert-Rochereau : Paris ratera-t-elle ses places les unes après les autres ?

L’explosion de la pratique du vélo à Paris n’échappe plus à personne. Grâce à une politique très volontariste de la Ville, de plus en plus d’axes structurants sont équipés d’aménagements cyclables séparés, et même si nous continuons régulièrement à déplorer certains choix techniques ou politiques qui mènent à des aménagements non optimaux (y compris pour le confort et la sécurité des piétons), force est de constater que l’ingénierie parisienne de la voirie courante est une machine qui roule.

Les intersections, elles, ne sont pas aussi bien loties. Ces dernières continuent d’être des lieux hautement conflictuels, anxiogènes et accidentogènes, qui ressortent particulièrement à chaque édition du Baromètre des Villes Cyclables. Et parmi elles, les places, qui sont autant des lieux de vie urbaine que des supercarrefours pour les mobilités, ressortent particulièrement négativement : Cambronne, République, Nation, Gambetta ou Bastille. Malgré des réaménagements récents qui ont certes amélioré les choses vis-à-vis de la situation précédente, aucune de ces places ne convainc vraiment à vélo, peu importe la période où les réaménagements ont eu lieu.

De nouvelles places en gestation

Or, la mandature actuelle prévoit une nouvelle série de places réaménagées : Catalogne, Colonel-Fabien, le parvis de la gare du Nord, Stalingrad, Félix-Éboué ou encore la plus récente et la plus grande, Denfert-Rochereau. Et si les projets varient les uns des autres dans l’offre cyclable proposée, certains suscitent chez nous de très grandes inquiétudes.

Le vélo encore vécu comme un intrus

Le processus à l’œuvre est toujours le même. Face à la perspective de réaménager un espace très largement consacré à l’automobile, les élus poursuivent l’objectif – parfaitement noble – de récupérer un maximum d’espace pour les piétons et la végétalisation. Ces deux objectifs deviennent les exigences prioritaires du projet, traitées en premier lors de la conception.

Puis vient la circulation automobile : si la fluidité de cette dernière n’est plus toujours le critère, lui laisser le strict minimum fonctionnel pour éviter la paralysie permanente est une condition nécessaire, et servie en seconde priorité, avec, le cas échéant, les dispositions supplémentaires nécessaires à la bonne circulation et fluidité des lignes de bus. Notons que ce minimum vital pour le fonctionnement est parfaitement maîtrisé par les services techniques, rodés par des décennies de conceptions d’aménagements routiers.

Ensuite seulement viennent les vélos. Or, à ce stade, l’attribution de l’espace est largement figée, et puisque la place automobile est réduite au minimum fonctionnel, placer les aménagements cyclables se traduit mécaniquement par « prendre de l’espace aux piétons » – quand bien même on parle d’un espace virtuel qui n’est encore qu’une chaussée à l’heure de la conception du projet.

Or « prendre de l’espace aux piétons » est l’épouvantail de tout bon élu parisien, tant et si bien que le vélo devient vite une contrariété à caser, une entaille dans l’autoroute à piétons, bref, un intrus pour qui la consigne en vient à le réduire aux marges du projet, dans un espace le plus contenu possible, le plus loin possible de ses trajectoires naturelles, et le plus contraint et ralenti possible, car, au fond, le cycliste est intrinsèquement un persécuteur de piéton dont il dérobe l’espace, quand bien même la parole officielle s’en défend.

Alors que tous les grands axes s’équipent petit à petit de pistes hautement capacitaires, et que ces axes convergent irrémédiablement vers les grandes places parisiennes, les projets pour celles-ci prévoient, c’est selon, des itinéraires alambiqués, des aménagements collés à la chaussée, ou tout simplement des revêtements qui distinguent le moins possible l’espace vélo de celui des piétons, voire des espaces mixtes qu’on proclamera « à priorité piétonne » en dénonçant avec vigueur les usager·es à vélo qui rouleront plus vite que le pas, mais pour qui l’on n’aura pas voulu concevoir un aménagement dédié.

Une telle approche ne peut aboutir à des résultats satisfaisants. À l’instar de l’automobile, le vélo aussi nécessite un minimum fonctionnel d’espace, pour gérer les croisements, les changements de direction et les interactions avec les autres usagers, voitures comme piétons, à fortiori avec la croissance fulgurante de l’usage de la bicyclette, y compris professionnelle. La place de la Bastille en est une parfaite illustration : lorsque l’espace alloué à ces manœuvres est insuffisant, celles-ci débordent, et elles débordent sur l’espace piéton, au détriment de ces derniers. Une place mal conçue, c’est bien les piétons qui en pâtissent en premier lieu, et les cyclistes en second.

Denfert-Rochereau : cachez ces vilains cyclistes que nous ne saurions gérer

Ainsi, la place Denfert-Rochereau fut le point d’orgue du vélo vécu comme intrus : lors de la réunion publique du 11 octobre 2023, le projet présenté au public, et confié au célèbre architecte-urbaniste-paysagiste Alexandre Chemetoff, ne prévoyait carrément pas d’aménagement cyclable ! En guise d’itinéraires cyclables, des voies bus XXL (six mètres !), dont la largeur ne résout évidemment aucunement le problème de poids-lourds circulant au milieu d’usagers vulnérables et devant régulièrement coller le bord droit pour accoster les quais bus pour desservir leurs arrêts.

Face à la bronca de la salle, les élus ont plaidé le simple oubli malheureux (!) et promis de revoir leur copie. Une explication qui laisse les adhérentes et adhérents de Paris en Selle dubitatifs, car comment en 2023, en premier lieu, les aménagements cyclables pouvaient-ils ne pas faire partie des prérequis du projet, encore plus quand c’était une attente centrale ressortie de la concertation préalable ? Comment, ensuite, face aux premières esquisses dépourvues d’aménagements cyclables, le tir n’a‑t-il pas immédiatement été rectifié ? Comment, enfin, un scénario de voies bus a‑t-il pu faire son chemin jusqu’à une réunion publique ??

Les craintes de Paris en Selle se sont vues confirmées par la suite. Des pistes cyclables ont bien été dessinées, mais à la va-vite, en trois jours, et reléguées aux marges de la chaussée, loin des itinéraires directs est-ouest et nord-sud. Car le processus délétère décrit ci-dessus a pleinement produit son œuvre : pas question de laisser les cyclistes gâcher un bel espace piéton en est-ouest (actuellement : un parking et deux voies routières d’un côté, et un parking taxis de l’autre), quant au nord-sud, qu’on aurait souhaité intégralement piéton chez les élus de la Ville, ce n’est que parce que la préfecture de police y exige une circulation des urgences, qu’on daigne y faire circuler les… bus (dont les usagers auraient préféré qu’ils desservent au plus proche la gare du RER B). Et que, dans une incommensurable mansuétude, on y consente également les vélos au milieu des bus. Mais n’y espérez pas en plus un espace consacré : on vous gâte déjà bien assez comme ça. Sans parler des taxis qui, même si les élus promettent qu’ils feront le tour de la place, finiront bien par circuler sur cet axe.

Au centre de la colonne vertébrale du réseau cyclable francilien, un choix largement dysfonctionnel, pour tous

La place Denfert-Rochereau est au cœur de l’axe majeur nord-sud de l’ensemble de la région francilienne. Sur le réseau Vélo Île-de-France, la place est le support de trois lignes nord-sud : la V1, de Saint-Denis à Bourg-la-Reine, la V8, de Châtelet à Massy et la V2, de l’aéroport Charles-de-Gaulle à Vélizy-Villacoublay.

Et que proposera-t-on aux cyclistes de ce réseau, dont on ne peut que prévoir leur nombre toujours croissant ? Au choix : un itinéraire (souhaité par les élus du 14e) partiellement sécurisé qui fait un long détour et que personne ne prendra, ou le chemin direct au milieu des bus et piétons sur un « tapis de pierre », comprendre d’onéreuses dalles de granit que personne ne réclame, à l’heure où la Ville cherche à faire des économies sur tous ses projets. Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ?

Ce qui se passera mal, on le sait pourtant très bien dès maintenant. Pour les bus et leurs conductrices et conducteurs : devoir composer avec des dizaines de vélos (et piétons) sans créer d’accidents, l’œil rivé sur les indicateurs de ponctualité. Pour les piétons : devoir gérer des bus et des vélos dans un espace qu’on a cherché à leur faire croire comme étant le leur. Pour les cyclistes : devoir se frayer un périlleux chemin entre les bus qui manœuvrent autour du Lion, les piétons qui traversent derrière les bus qui les masquent, voire pourquoi pas les taxis, quand bien même on nous promet qu’ils n’y seront pas autorisés – ce qui n’existe nulle part ailleurs à Paris.

Bref, un République bis, dix ans après un aménagement que tout le monde reconnaît aujourd’hui comme insuffisamment satisfaisant. Un compromis perdant-perdant-perdant, faute de choix politique courageux, qui viendra immanquablement alimenter le moulin de la conflictualité des usages, que la Ville prétend pourtant vouloir éradiquer tout en la favorisant par ses mauvais choix.

Aménager plutôt que subir

Pourtant, un meilleur projet est possible dès lors que l’on cherche à accommoder au mieux les usages prévisibles au lieu d’espérer fort les faire passer par ailleurs et subir leur présence inévitable. Pour une ville qui se veut devenir la “capitale mondiale du vélo”, il est plus que temps d’accorder aux aménagements cyclables une place véritablement centrale, au même titre et avec la même ambition que ce que l’on a pu faire pour les tramways.

Pour s’en convaincre, Paris en Selle a voulu confier à un jeune architecte, William Boy, la tâche d’imaginer ce que serait un projet qui voie le vélo comme une chance plutôt que comme un désagrément. Les orientations que nous lui avons données étaient les suivantes :

  • coller au plus proche du projet de l’architecte,
  • aménager une croix cyclable dédiée, visuellement distincte des autres espaces, en conservant dans l’axe nord-sud la compatibilité avec la circulation des convois de la préfecture de police, sur une largeur de 6 mètres par sens (le bus 38 étant, à l’instar de toutes les autres lignes du projet, ramené vers la gare RER pour mieux la desservir),
  • conserver des espaces piétons généreux et clairement séparés des espaces circulés.

Avant Après (proposition Paris en Selle)

Vue aérienne de la place

Avant Après (proposition Paris en Selle)

Vue du sol (traversée centrale Nord – Sud)

Le résultat qui nous est parvenu décrit parfaitement la vision que nous portons pour la place : un projet qui concilie qualité de l’espace public et circulations des modes actifs sans les opposer, un projet qui allie la qualité architecturale au service de la fonctionnalité des usages et non en contradiction. En 1996, Alexandre Chemetoff déplorait lui-même qu’on fasse du « sursignifiant » sur quelques places emblématiques et du médiocre partout ailleurs dans la ville. Et si on évitait, sur Denfert-Rochereau, de faire du « sursignifiant piéton » au centre et du « médiocre cyclable » tout autour ?

Un meilleur projet est possible. Ne passons pas à côté en créant, comme à République, un projet que les élus eux-mêmes décrivent déjà comme inadapté car conçu à une autre époque « où l’on ne pouvait pas anticiper de tels flux ». En 2024, on peut l’anticiper. Faisons-le.